19 Janvier 2020
La gale, la tuberculose ou encore la rougeole… Depuis une dizaine d’années, ces maladies, tenues pour disparues, qui évoquent saleté et misère liées à un passé archaïque révolu dans l’imaginaire collectif, sont réapparues en France.
En 2017, les médecins ont aussi détecté plusieurs cas de scorbut. Longtemps craint des équipages de marins, qu’il décimait, ce mal trouve son origine dans une alimentation dépourvue de vitamine C. Comment expliquer le retour d’une telle maladie, si facile à prévenir, dans la France du XXIe siècle ?
Chez les personnes privés de fruits et de légumes pendant une longue période, le scorbut apparaît et se signale par un cortège de symptômes : anémie, fièvre, hémorragies multiples, notamment au niveau des gencives, douleurs musculo-squelettiques, infections ORL à répétition, troubles gastro-intestinaux et par une cachexie progressive pouvant entraîner la mort.
Cette affection est connue depuis la plus haute Antiquité même s’il a fallu attendre de nombreux siècles pour l’identifier avec précision.
Si quelques textes antiques évoquent ainsi des manifestations d’hémorragies buccales, de plaies gingivales et d’ulcères aux jambes (Hippocrate) ou encore une mystérieuse maladie « à la bouche puante » déclarée dans une armée romaine errant dans le désert d’Arabie (Pline l’ancien, Histoire naturelle), aucun de ces savants n’a cependant relié tous ces symptômes à une maladie spécifique. Et jusqu’à présent la paléopathologie n’a pas confirmé la présence de scorbut dans l’Antiquité.
En revanche, l’ostéologie (étude anatomique des os) a permis de certifier la présence du scorbut au Moyen-Âge. Des traces ont ainsi été relevées en Scandinavie, mais aussi à Anvers sur les corps inhumés après le siège de 1584 ou sur des squelettes trouvés en Croatie. Des découvertes logiques puisque cette maladie sévit particulièrement lors des grandes famines et des guerres. Ses symptômes seront d'ailleurs décrits par l’historien et futur cardinal Jacques de Vitry lors du siège de Damiette (1218-1219), ville d'Égypte convoitée par saint Louis lors de la septième croisade.
Le scorbut fait aussi des ravages au XVIIe siècle pendant le blocus de la Rochelle (1628) exercé par Louis XIII puis au XIXe siècle durant la Grande Famine d’Irlande (1845-1846), ou encore quelques années plus tard, lors de la ruée vers l’or en Californie (1848) qui exige des aventuriers la périlleuse traversée des Rocheuses. Elle décime également les camps de prisonniers de la guerre de Sécession (1861-1865) et se propage pendant le siège de Paris lors de la guerre franco-prussienne de 1870.
Sa présence est de même attestée dans les voyages d’exploration, comme ceux de René Caillié à Tombouctou en 1828 ou celui de l’explorateur Robert Falcon Scott avec son équipe au pôle Sud en 1901.
Le mot latin « scorbutus » est attesté pour la première fois en 1557, dans le vocabulaire médical, probablement emprunté au moyen néerlandais scôrbut (en néerlandais, scheurbuik), par l’intermédiaire de l’ancien suédois skörbjug, du vieux norrois skyrbjúgr (scorbut), composé de skyr (lait caillé) et de bjúgr (œdème). Dans leurs longues courses sur mer, les anciens Normands emportaient souvent des provisions de lait caillé ; la consommation de grandes quantités de celui-ci passait pour créer facilement des œdèmes. Le sens premier du mot était donc « œdème dû à la consommation de grandes quantités de lait caillé ». Le mot « scurbut » se rencontre aussi en 1604 dans la Description du premier voyage faict aux Indes Orientales par les François de François (de Vitré) Martin et en 1610 dans l’Histoire de la navigation de Jean Hugues de Linscot Hollandois.
Entre la fin du XVe siècle et le début du XXe siècle, les récits d’équipages décimés par le scorbut sont légion. C’est au cours des grandes expéditions maritimes des XVe et XVIe siècles que la maladie est associée au monde marin. Paradoxalement, ce sont les avancées technologiques qui ont amené le scorbut parmi les équipages en permettant aux vaisseaux de naviguer sur de plus grandes distances et d’augmenter la durée entre les escales.
Les épopées des grands navigateurs seront endeuillées par ce mal qui emportera parfois la quasi-totalité des équipages. En 1497, Vasco de Gama voit apparaître le scorbut parmi son équipage au bout de 12 à 15 semaines de navigation. En onze mois, ce mal va causer la perte de 120 de ses 160 marins.
En 1519, le premier Tour du monde, réalisé par Ferdinand de Magellan, sera tout aussi funèbre. Des 265 marins réunis pour le voyage, 18 seulement parviendront au bout du voyage, la plupart ayant péri là encore à cause du scorbut. Antonio Pigafetta, l’historiographe de Magellan, décrit les symptômes avec une rare acuité : « Les gencives commencent à enfler, des abcès se forment dans la bouche, les dents se déchaussent puis tombent. Le palais devient si enflé qu’ils ne peuvent plus rien avaler et périssent misérablement… »
La maladie fera aussi des ravages parmi les équipages français : Jacques Cartier perdra 25 de ses 110 hommes lors de son expédition au Canada en 1535. Et le commerce dit « triangulaire » se trouvera tout autant vulnérable : le scorbut affectera les Africains transportés sur les bateaux pour devenir esclaves dans les Amériques.
C’est à la fin du XVIe siècle que le capitaine anglais Richard Hawkins forge l’expression « la peste des marins » pour évoquer le caractère irrémédiablement contagieux et épidémique de ce fléau qui semble incurable et poursuit ses ravages en mer durant le XVIIIe siècle.
Réalisé entre 1740 et 1744, ce voyage au long cours est resté comme l’une des pires tragédies en mer. À cette époque, l’Angleterre dispute à l’Espagne le contrôle des Caraïbes et des Amériques. L’amirauté britannique confie au capitaine Anson la mission de piller la côte pacifique de l’Amérique du Sud qui est alors une importante zone de commerce espagnol.
George Anson appareille en septembre 1740 avec six vaisseaux dotés d’un équipage de 2 000 marins, qu’il a d’ailleurs eu beaucoup de mal à recruter : plus encore que les Espagnols, c’est le scorbut que redoutent les hommes d’équipage anglais ! Certes, la Royal Navy leur avait fourni plusieurs traitements parmi les plus populaires d’alors, mais en réalité tous inefficaces, tels que le vinaigre, l’élixir de vitriol (un mélange d’acide sulfurique et d’alcool) et un médicament laxatif appelé « Ward’s drop and pill ».
Au pire moment de l’expédition, après le franchissement du Cap Horn, à l’extrémité de l’Amérique du Sud, alors que de violentes tempêtes se succèdent, la maladie se déclare et terrasse les marins. Le commodore Anson perd alors trois de ses vaisseaux.
Avec la flotte restante, il va réussir à rallier l’île Juan Fernandez dans le Pacifique, riche en fruits et végétaux. L'efficacité des vivres frais sur les marins ne fait aucun doute, sans qu’ils en comprennent les raisons proprement scientifiques. L’équipage peut ainsi se reposer et guérir pendant les trois mois que dure l’escale.
Toutefois leur mission les contraint à traverser le Pacifique pour gagner Canton. Le scorbut ressurgit durant l’été 1742 avec des conséquences tragiques : un seul bateau arrivera à Canton ! De l’équipage initial de 2 000 hommes ne subsistent plus que 227 marins. Par un coup de chance incroyable, le 20 juin 1743, Anson capture un riche galion espagnol venant des Philippines après un bref combat au cours duquel il ne perd que quelques hommes.
George Anson conservera toujours en mémoire que, parti avec un équipage de 2 000 hommes, il en a ramené à peine 200. En dépit des pertes en vies humaines très élevées, l’Amirauté a considéré cette mission comme un succès, notamment du fait de la capture du vaisseau espagnol. Devenu riche et célèbre, le commodore Anson sera nommé Premier Lord de l’Amirauté en 1751.
Pour enrayer le scorbut, différents traitements furent testés mais il fallut attendre l'Écossais James Lind et son Traité du Scorbut en 1754 pour que le rôle des citrons et oranges soit clairement identifié. Il réalise en effet une expérience en administrant plusieurs traitements différents à six groupes de marins, ayant par ailleurs une alimentation identique.
Pourtant, d'autres hommes, bien avant lui, avaient appris à prévenir et à traiter la maladie. On peut citer le corsaire Richard Hawkins, qui recommande le citron dès 1593 ; James Lancaster qui en 1601 fit une remarquable observation en constatant que des quatre bateaux qu'il commandait, un seul fut épargné par le scorbut, à savoir son propre vaisseau, sur lequel était distribué du jus de citron ; et Woodal qui en 1617 souligne dans son livre sur la santé des marins marchands, la nécessité, pour prévenir le scorbut à bord des vaisseaux, d'absorber du jus de citron chaque matin.
En dépit des travaux de Lind et des ses devanciers, le scorbut décimera encore les équipages durant de longues années. La publication du traité ne produit aucun résultat immédiat sur la politique sanitaire de la Navy. Le capitaine James Cook ne fera jamais l'éloge du jus de citron, mais bien celui du moût de bière.
Quarante-deux ans s'écouleront avant que deux médecins - Gilbert Blane et Thomas Trotter - obtiennent de l'Amirauté que le jus de citron soit ajouté à la ration des matelots à partir de 1796. Pour certains historiens, cette prise de conscience précoce de la Royal Navy serait une des raisons de sa supériorité sur les mers à cette époque.
En France, le livre de Lind a été traduit dès 1761 mais la prévention du scorbut sur les bateaux français ne sera instaurée qu'un siècle plus tard, en 1856, après une dramatique épidémie de scorbut pendant la guerre de Crimée. De nombreux médecins français connaissent le Traité du scorbut, mais qu'en ont-ils retenu ?
Dans une thèse de 1815, « Dissertation sommaire sur le scorbut » (note), l'auteur résume l'ouvrage de Lind, à l'exception de la fameuse expérience. Le mot « citron » n’est jamais mentionné. Ce n’est qu’en 1931 que la structure chimique de la vitamine C est identifiée par Albert Szent-Gyorgyi, ce qui lui valut le prix Nobel de médecine en 1937. La même année, Walter Norman Haworth reçut le prix Nobel de chimie pour avoir réussi à synthétiser cette vitamine.
Si le scorbut sévit encore durant le XXe siècle, causant la perte du cap-hornier français Bidart aux Açores, l’amélioration du niveau de vie et de l’alimentation va le reléguer au rang des maladies oubliées. Il n’a pas disparu pour autant.
En France, de nouveaux cas sont détectés dès 2011. Quatre ans plus tard, en 2015, un médecin du CHU de Limoges mène une étude sur 63 patients carencés en vitamince C et découvre que 10 sont atteints du scorbut. En 2017, des praticiens du même CHU sonnent l’alerte et concluent que cette maladie « est aujourd’hui sous-diagnostiquée ».
À Nice, entre août 2017 et janvier 2018, des médecins d’un service de rhumatologie identifient des cas de scorbut chez deux femmes de 41 et 74 ans ainsi que chez un homme de 61 ans. Un quatrième cas a été détecté à Grenoble chez un patient de 60 ans. En décembre 2019, un garçon de 14 ans qui pleure des larmes sanglantes est reçu en consultation au CHU de Rouen. L'adolescent ne consommant ni fruits ni légumes a un taux de vitamine C effroyablement bas. Le diagnostic de scorbut est donc avéré.
Comment expliquer le retour de cette maladie ? Le scorbut survient dans les situations de précarité, de pauvreté, ou chez des personnes isolées, « qui mangent des plats tout préparés, une seule fois par jour », a alors expliqué un interne en médecine. Les personnes marginalisées du fait d'une addiction, l'alcool par exemple, peuvent également être touchées.
En juin 2019, le scorbut va faire une nouvelle victime, tout à fait inattendue celle-là. C’est Philippe Charlier qui va l’identifier. Ce médecin légiste, également anatomo-pathologiste, archéo-anthropologue et paléopathologiste, est réputé, entre autres, pour ses autopsies du crâne d’Henri IV ou du cœur embaumé de Richard Cœur de Lion.
Après plusieurs années de recherche menées par des médecins et des historiens autour de la mandibule de saint Louis conservée à Notre-Dame de Paris, ses conclusions sont formelles : « L'étude approfondie de cette relique a montré que le monarque était mort du scorbut – l’aspect grignoté de la mandibule est caractéristique de la maladie - peut-être surinfecté, mais pas de la peste comme on le disait jusque-là. »
C’est une véritable petite révolution pour l’histoire du Moyen-Âge : le roi Louis IX, futur saint Louis, ne serait donc pas mort devant Tunis en 1270, à l’âge de 56 ans, des suites du typhus ou de la peste, mais bien à cause d’un grave déficit en vitamine C !
Pr. Patrick Berche, L’histoire du scorbut in Revue de Biologie Médicale, N° 347, mars 2019,
Marc Gozlan, « Le retour du scorbut, une maladie que l’on croyait disparue » in Réalités biomédicales, Le Monde.fr, 9 septembre 2018.