14 Avril 2020
14 avril 1544 : bataille de Cérisoles
remportée par les Français
contre Charles Quint
(D’après « Annales historiques » (par Philippe Le Bas) Tome 1 paru en 1840,
La conduite de François Ier, qui faisait cause commune avec le sultan ottoman Soliman le Magnifique et dont les soldats avaient combattu, réunis à des corsaires, avait excité une indignation générale en Europe. Charles Quint, profitant habilement de cette disposition des esprits, avait signé en février 1543 un traité avec Henri VIII, le roi d’Angleterre.
Les deux souverains s’étaient engagés à faire sommer François Ier par leurs ambassadeurs de renoncer à son alliance avec les Turcs, de rappeler les envoyés français de Constantinople, d’indemniser l’empereur et l’Empire des pertes qu’il leur avait fait subir en s’alliant avec les infidèles, d’exécuter enfin tous les traités qu’il avait conclus précédemment, soit avec le roi d’Angleterre. En cas de refus, les deux princes s’étaient engagés à déclarer la guerre dans le terme de dix jours, et à la continuer jusqu’à ce que Charles Quint eût recouvré le duché de Bourgogne et la Picardie, et Henri VIII tout le reste de la France.
Ce traité avait été exécuté, et la France s’était vue de nouveau attaquée sur toutes les frontières. Alfonso de Avalos, marquis del Vasto, qui avait reçu l’ordre de prendre l’offensive en Piémont devait, après avoir battu les Français, passer le Mont-Cenis, occuper la Savoie, et entrer en France par le Dauphiné et le Lyonnais. Le maréchal de Boutières, qui lui était opposé, n’avait qu’une armée fort inférieure à l’armée impériale, accrue par de puissants renforts ; il ne put empêcher la prise de Mondovi et celle de Carignan.
Les échecs éprouvés par le maréchal de Boutières décidèrent François Ier à lui donner pour successeur François de Bourbon-Vendôme, comte d’Enghien au début de l’année 1544. Ce prince arriva à l’armée au moment où Boutières venait de prendre Verceil, en Piémont. Boutières, piqué de son arrivée, lui remit le commandement, et se retira dans ses terres, en Dauphiné.
Le comte d’Enghien entreprit de reprendre Carignan et bloqua cette ville, où les vivres commençaient à manquer. Le marquis del Vasto, qui venait de recevoir des renforts, cherchait à livrer une bataille que son adversaire avait ordre d’éviter. Del Vasto comprenait qu’il fallait à tout prix sauver Carignan, et espérait qu’une victoire lui ouvrirait l’entrée de la France. Le moment arriva où le comte d’Enghien comprit également qu’une affaire générale était devenue inévitable, et fit demander au roi de France la permission de livrer bataille. Les conseillers de François Ier le dissuadaient d’accorder cette permission ; mais il céda aux instances de Blaise de Montluc — qui était à la tête de l’infanterie gasconne —, consentit à ce qu’une action fût engagée, et vit ses jeunes courtisans se hâter de se rendre en Piémont pour partager la gloire que devait acquérir le comte d’Enghien.
Cependant le marquis del Vasto voulait tourner les Français et se placer entre eux et le marquisat de Saluces. Son armée avait eu beaucoup à souffrir de pluies fort opiniâtres et du manque de vivres ; il était averti que de son coté la garnison de Carignan n’en avait plus que jusqu’au 15 avril, et il était résolu à livrer bataille pour la délivrer. Il parait qu’il fit lui-même donner avis aux Français qu’il songeait à passer le Pô au pont des Sablons, au-dessous de Carignan, tandis qu’il se proposait, au contraire, de le passer au-dessus de Sommariva ; mais la permission de livrer bataille qu’avait reçue le comte d’Enghien rendit son stratagème inutile : le général français, au lieu de se porter à la défense du point menacé, envoya Montluc à la découverte avec un parti de chevau-légers, dans l’intention d’attaquer del Vasto pendant sa marche.
Ceux-ci le rencontrèrent le 13 avril 1544 (jour de Pâques) qui de Cérisoles marchait à Sommariva, dans la direction contraire à celle qui leur avait été indiquée. Enghien fit alors occuper par ses arquebusiers un bosquet, le long du chemin que les Impériaux devaient suivre, et il mit toute sa cavalerie en bataille sur le bord d’un coteau qu’ils devaient gravir, tandis que, derrière ce coteau, il déployait tout le reste de son armée. Mais del Vasto, se voyant prévenu, rebroussa chemin, et rentra à Cérisoles pour y passer la nuit. De son côté, le comte d’Enghien abandonna le terrain avantageux qu’il avait choisi pour y attendre la bataille, et ramena son armée à Carmagnola (Carmagnole). Il laissa, pour observer l’ennemi, un parti de deux cents chevaux, qui s’acquitta mal de ses fonctions.
Le lendemain de Pâques, 14 avril 1544, les Français se mirent en mouvement dès le matin pour occuper le même coteau sur lequel ils s’étaient rangés la veille ; mais ils s’étaient laissé prévenir par leurs adversaires : quand ils s’en approchèrent, ils s’aperçurent que toutes ces hauteurs étaient déjà occupées par del Vasto, qui avait mis en bataille son armée. Celui-ci avait place à sa gauche le prince de Salerne avec les Italiens ; au centre un corps de lansquenets, commandés par Alisprand de Madruce ; à la droite enfin, sous les ordres de Raymond de Cordoue, six mille vieux soldats moitié Espagnols, moitié Allemands : une batterie de dix pièces de canon était placée devant les Allemands ; une autre devant les Espagnols. Sur chaque aile étaient rangés environ huit cents chevaux.
Quoique le comte d’Enghien eût perdu l’avantage du terrain, quoique les Français fussent de plus persuadés qu’ils avaient au moins trois mille hommes de moins que les Impériaux, il jugea qu’il ne pouvait reculer de nouveau sur Carmagnola sans jeter le découragement dans son armée, et il résolut de combattre. Il s’arrêta à une portée de couleuvrine des impériaux. Son armée était également formée de trois gros bataillons de gens de pied ayant chacun leur aile de cavalerie et s’avançant de front.
À droite les cinq ou dix mille Gascons que commandait le sieur de Tais ; au centre les Suisses, sous leurs deux chefs, Saint-Julien et Guillaume Frœlich ; à gauche les Provençaux, Italiens et Vaudois, sous le comte de Gruyères. De Termes, Boutières et Dampierre commandaient les trois divisions de la cavalerie ; d’Enghien lui-même prit sa place avec les hommes d’armes au centre, devant les Suisses ; deux ou trois mille arquebusiers, sous la conduite de Montluc, furent jetés en avant en enfants perdus.
Au moment où le soleil s’était levé, les deux armées avaient paru rangées l’une en face de l’autre, et les escarmouches avaient commencé entre cinq ou six mille arquebusiers qui s’étaient avancés entre elles, et qui cherchaient à se surprendre ou à se tourner. Cependant le marquis del Vasto ne voulait pas descendre de sa colline, ni Enghien aller l’y chercher, en sorte que l’escarmouche dura quatre ou cinq heures, c’est-à-dire jusqu’à onze heures du matin.
Enfin, le sire de Tais s’ébranla pour attaquer le prince de Salerne ; mais au même moment les lansquenets impériaux commencèrent à descendre la colline pour charger les Suisses. Du Bellay, Montluc et Vieilleville s’attribuent chacun dans leurs Mémoires l’honneur d’avoir remarqué le premier le mouvement des ennemis et rappelé le sire de Tais. La manœuvre était décisive en effet. Si de Tais avait continué à marcher, il se serait écarté du centre et eût laissé un vide par lequel les lansquenets auraient rompu la ligne française.
Les deux divisions se réunirent, au contraire, à temps pour soutenir ensemble la charge des Allemands, tandis que le prince de Salerne, inquiet de la première démonstration faite contre lui, et chargé ensuite par la gendarmerie de Termes, se contenta de garder le poste qu’il occupait, et ne prit réellement avec toute son aile droite aucune part à la bataille.
L’impétuosité de neuf mille Allemands qui descendait ensemble la colline semblait cependant devoir renverser tout ce qui leur était opposé ; mais la valeur des jeunes Français, dont un grand nombre arrivés de la cour n’avaient pas encore eu le temps de se pourvoir de chevaux et combattaient à pied, au premier rang des fantassins, aida les Suisses et les Gascons à soutenir ce redoutable choc. En même temps le sire de Boutières, à la tête de la gendarmerie, renversa la cavalerie légère des Impériaux, la repoussa sur la colonne allemande, où elle fit par le flanc une trouée, et, pénétrant à son tour par celte ouverture, renversa les lansquenets et les mit en fuite. Del Vasto, qui comptait principalement sur eux, fut entraîné dans leur déroute, avant d’avoir pu donner des ordres au prince de Salerne, qui restait immobile à son aile droite, ou de s’être rallié aux vieilles bandes espagnoles et allemandes, qui avaient l’avantage à gauche.
Celles-ci étaient opposées aux Provençaux, aux Italiens et aux vassaux du comte de Gruyères, qui se montrèrent tout à fait indignes des Suisses, auxquels on les avait assimilés. D’Enghien, voyant sa droite irrésolue, avait quitté le centre pour se rapprocher d’elle avec sa gendarmerie. Lorsqu’il vit approcher les vieilles bandes espagnoles et allemandes, il chargea sur elles avec l’impétuosité d’un jeune homme. Tous les jeunes seigneurs qui l’entouraient, voulant l’emporter l’un sur l’autre en intrépidité, cette troupe téméraire traversa de part en part toute la colonne impériale ; mais dans cette action hasardeuse, elle perdit beaucoup de monde.
Enghien, arrivé de l’autre côté des Impériaux, sentit qu’il s’était beaucoup trop éloigné de son infanterie, et voulut la rejoindre ; il reforma donc sa troupe, bien diminuée, puis il se rejeta une seconde fois au travers des Allemands et des Espagnols. Il franchit de nouveau toute leur bataille, quoique ces vieux soldats fussent accoutumés à opposer à la cavalerie une barrière impénétrable ; mais cette nouvelle charge lui coûta plus de monde encore que la première, et lorsque, avec une perte immense, il eut regagné la place d’où il était parti, il n’y retrouva plus son infanterie ; les gens du comte de Gruyères, et Provençaux et Italiens, qui devaient l’appuyer, avaient pris la fuite.
Un pli du terrain lui cachait tout le reste de l’armée française ; il la crut aussi en déroute ; et, suivi de sa petite troupe, qui ne comptait plus guère que cent chevaux, il se trouva aux prises avec quatre mille hommes d’infanterie. Ni lui cependant ni aucun de ceux qui l’entouraient n’eurent d’autre pensée que celle de vendre chèrement leur vie. Tandis qu’Enghien ralliait ses gens d’armes pour se préparer à une dernière charge, le corps de bataille, vainqueur des lansquenets, parut sur les flancs des Espagnols qui lui étaient opposés. Ceux-ci, se voyant tournés, prirent la fuite, et furent poursuivis par d’Enghien, dont la brillante valeur fit pardonner les fautes.
Les Suisses, auxquels naguère del Vasto avait manqué de foi, ne voulurent prendre personne à rançon ; ils tuèrent même beaucoup de prisonniers faits par les Français. La perte des Impériaux fut en effet très considérable. Ils laissèrent cinq à six mille blessés ou tués sur le champ de bataille, et plus de trois mille prisonniers aux mains des vainqueurs ; les Français perdirent près de deux mille hommes. Trois cent mille francs en argent monnayé ou en vaisselle, quatorze canons, tous les pontons, et sept ou huit mille corselets de soldats tombèrent au pouvoir des vainqueurs, avec le camp du marquis del Vasto.
Enghien voulait ensuite mettre à exécution de grands projets sur le Milanais ; mais François Ier rappela ses troupes, et perdit les fruits de la victoire. La journée de Cérisoles facilita, quelques mois plus lard, la conclusion de la paix de Crépy-en-Laonnois (18 septembre 1544).