10 Novembre 2020
10 novembre 1891
Mort du poète Arthur Rimbaud
L’auteur du fameux sonnet des Voyelles, le poète qu’Hugo nommait, dit-on, Shakespeare enfant, mourut comme il vécut, obscurément, étrangement, et si la poésie ne fut sans doute qu’un accident léger dans son existence, il fut le maître et le guide des derniers romantiques, un grand intérêt historique devant s’attacher à ses poèmes, si épars et si courts qu’ils soient
Il naquit à Charleville le 20 octobre 1854, et ses quinze premières années furent vues en rébellion contre l’autorité familiale et universitaire. Son père, pour des compétitions de ménage, avait quitté le foyer, de sorte que l’éducation des quatre enfants (deux garçons et deux filles, une troisième fille née en 1857 étant morte un mois après sa naissance) demeurait aux soins exclusifs d’une mère dévote et autoritaire, impitoyable sur le chapitre de la discipline.
Mis au collège, Arthur, au contraire de son frère aîné Frédéric — né en 1853 — à présent conducteur d’omnibus, y fut maintenu parce qu’il marquait une vive intelligence aux études ; suivant le vœu maternel d’une préparation au baccalauréat, pour le but, maternel également, d’une Polytechnique ou d’une Normale quelconques. Arthur dira plus tard, dans les Poètes de sept ans, son âme alors « livrée aux répugnances » et, dans les Illuminations, qu’il fut à 12 ans, malgré son application à l’instruction religieuse, enfermé dans un grenier pour avoir lu un livre mal orthodoxe, mais que ce sévice lui fit connaître le monde et illustrer la comédie humaine.
Rimbaud montra une intelligence d’élite. Il buissonnait aventureusement par les environs de la ville et jusqu’à la frontière belge, sans que ses études pourtant en souffrissent. Sa juste et vraie bonté le faisait sans scrupules l’ami des contrebandiers, dans le même temps que, en classe de sciences où il répugnait, il écrivait pour ses camardes des vers latins sur un sujet de composition devant être par lui-même traité.
Ses professeurs de lettres, à l’encontre de ceux de sciences, l’aimaient, l’admiraient. Entre autres et particulièrement, Georges Izambard, son maître en rhétorique, s’émerveillait de sa précocité et de sa fièvre apte d’élève : il s’attacha à lui, l’encouragea ; si bien que Rimbaud, dès sa quinzième année, tout en traduisant Juvénal, Tibulle, Properce en vers français, connaissait Rabelais, Villon, Baudelaire, les Parnassiens, tous les poètes.
Arthur mena ainsi des études brillantes et passionnées. Sa supériorité, en vers latins, surtout, lui faisait pardonner son athéisme, son blanquisme et ses mœurs de « voyou ». Il se montrait déjà mauvais garçon et bon poète. « Intelligent tant que vous voudrez : finira mal », disait son professeur de quatrième. Sa veine personnelle de vers part de ce temps (1869-1870), et fut aussitôt abondante. La manière romantique et parnassienne s’y dénonce (Les Étrennes des orphelins, Sensation, Ophélie, Soleil et chair, À la musique, Ce qui retient Nina, Bal des pendus, Vénus anadyomède), et se ressentent d’influences républicaines, voire révolutionnaires (Le Forgeron, Le Châtiment de Tartuffe, Rages de Césars, Le Mal). Ses premiers vers nous le font en effet voir révolutionnaire comme Hugo, libertin et païen comme Alfred de Musset. Du Parnasse, il ne recueillait que cette manie d’habiller les noms grecs à la barbare ; mais que de souplesse et de passion déjà !
Ô grande Ariadné qui jettes tes sanglots
Sur la rive en voyant fuir là-bas sur les flots,
Blanche sous le soleil, la voile de Thésée,
Ô douce vierge, enfant qu’une nuit a brisée,
Tais-toi. . . . . . . . . . . . . .
La source pleure au loin dans une longue extase,
C’est la nymphe qui rêve, un coude sur son vase,
Au beau jeune homme blanc que son onde a pressé.
Rimbaud n’avait pas accompli sa seizième année. « Il lâchait Hugo », adoptait Baudelaire, « le roi des poètes, un vrai dieu », le Baudelaire de La Charogne et d’Une Martyre, le poète qui savait faire éclore de l’horreur « un nouvel ordre d’enchantements ». Aux vacances de 1870, il rencontra Verlaine. L’auteur de Fêtes galantes revenait à Paris : Rimbaud, dit-on, vendit ses prix et le rejoignit le jour même du 4 septembre.
La légende entourant Rimbaud affirme que, tombant en pleine émeute, l’adolescent se hâta de manifester ses sentiments hostiles à la police et à Trochu : on le mit à Mazas. Mais la sœur de l’illustre poète rapportera plus tard que ces derniers faits n’étaient qu’inventions. La mère d’Arthur et un de ses maîtres, Georges Izambard, l’ayant réclamé, il put revenir à Charleville : il annonça son intention de ne plus rentrer au collège et de courir les bois, malgré les uhlans, ce qu’il fit, en outre de quelques poèmes macabrement patriotiques ou doucement blasphématoires.
Après la capitulation, Rimbaud vendit sa montre et revint à Paris. Il alla trouver le dessinateur André Gill, qu’il ne connaissait pas, et lui tint à peu près ce langage : « Je suis un grand poète et je n’ai pas le sou ; mais je veux être votre ami. » Gill ne refusa point ; mais la misère ramena Rimbaud à Charleville. La Commune le rappela. Il fit la route de Paris à pied et s’engagea parmi les Vengeurs de Flourens. Ce furent quinze jours d’agréables ripailles à la caserne de Babylone. À la victoire des Versaillais, nouvel exode à Charleville.
C’est au mois de septembre qu’il s’installa tout à fait à Paris. L’excellent Théodore de Banville lui avait loué une chambre fort convenable. Rimbaud jeta la moitié des meubles par la fenêtre, vendit le reste et fit cent méchants tours. Au dîner du Bon Bock, ses reparties causaient de grands scandales. Ernest d’Hervilly le rappelait en vain à la raison. Le photographe Carjat le mit à la porte : Rimbaud attendit patiemment et Carjat reçut à la sortie un bon coup de canne à épée dans le ventre.
Les plus parfaits de ses poèmes sont de 1871 : Les Assis, Oraison du soir, Les Chercheuses de poux. Ce poète de 17 ans parfaisait d’admirables ironies lyriques. Sur des thèmes vulgaires, ignobles ou méchants, il savait éveiller des musiques délicieuses. Ainsi, dans Les Chercheuses de poux, ces vers ailés :
...deux grandes sœurs charmantes
Avec de frêles doigts aux ongles argentins.
Elles assoient l’enfant devant une croisée
Grande ouverte où l’air bleu baigne un fouillis de fleurs,
Et dans ses lourds cheveux où tombe la rosée
Promènent leurs doigts fins, terribles et charmeurs.
Il écoute chanter leurs baleines craintives
Qui fleurent de longs miels végétaux et rosés...
Il entend leurs cils noirs battant sous les silences
Parfumés ; et leurs doigts électriques et doux
Font crépiter, parmi ses grises indolences,
Sous leurs ongles royaux la mort des petits poux.
« Lamartinien ! Racinien ! Virgilien ! » s’écriait là-dessus Paul Verlaine.. Il eût pu dire simplement : Baudelairien. C’est le procédé de Baudelaire un peu rajeuni, affiné et paré. Jean Richepin l’a bien vulgarisé depuis. À présent, il court les rues. Le sonnet des Voyelles fut écrit la même époque :
A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes.
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombillent autour des puanteurs cruelles,
Golfes d’ombre ; E, candeur des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles ;
I, pourpre, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;
U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix de pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;
O, suprême clairon plein de strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges,
— O, l’oméga, rayon violet de Ses Yeux !
Arthur Rimbaud ne prévoyait point qu’une bande de jeunes sots viendrait tirer de ce caprice une esthétique en forme. Il s’en fût réjoui ; car il aimait mystifier. René Ghil discutant avec sérieux ses jolies alliances de sensations l’eût profondément diverti : « I, disait Ghil, n’est aucunement rouge : qui ne voit qu’I est bleu ? Et n’est-ce point péché de trouver de l’azur dans la voyelle O ? O est rouge comme le sang. Pour U, c’est jaune qu’il eût fallu écrire et Rimbaud n’est qu’un âne, ayant voulu peindre U en vert. » Ghil ajouta aux couleurs des voyelles des associations musicales. A lui sembla rappeler les orgues ; E, les harpes ; I, les violons ; O, les cuivres ; U, les flûtes. Une quinzaine de poètes étudièrent cette gamme et la tinrent pour vraie. Ils s’appelèrent évoluto-instrumentistes. Ils firent chaque année un manifeste dans les feuilles et payèrent dix francs par an au directeur des Écrits pour l’Art.
Plus purement et plus mystérieusement, la poésie de Rimbaud se révélait aussi en deux larges fragments, Bateau ivre et Les Premières Communions. Essayez de goûter (sans trop chercher à voir l’exacte signification) les belles combinaisons de syllabes qui brillent en ces quatre vers :
Adonaï !... dans les terminaisons latines,
Des cieux moirés de vert baignent les Fronts vermeils
Et, tachés du sang pur des célestes poitrines,
De grands linges neigeux tombent sur les soleils.
Ce beau fracas de strophes cessa pourtant de satisfaire Arthur Rimbaud. Il cherchait autre chose et son compagnon d’alors, Paul Verlaine, éprouvait pour son compte les mêmes inquiétudes et les mêmes pressentiments.
Verlaine était Parnassien. Ni les coquetteries des Fêtes galantes, ni les fines tendresses de La Bonne Chanson n’annonçaient quelle voie nouvelle il devait adopter. Sans doute, en ces années de vie commune, 1871, 72, 73, les deux amis se furent d’un mutuel secours. De dix ans plus âgé, Verlaine possédait, avec une érudition considérable, le talent et le métier du versificateur. Où Rimbaud déployait sa « verve terrible », sa perception aiguë et prompte, Verlaine apportait sa science.
Rien de plus naturel que cette collaboration. Ardennais l’un et l’autre, les deux poètes se ressemblaient et se plaisaient. Verlaine parle encore avec enthousiasme de ce « visage parfaitement ovale d’ange en exil », de ces « jambes sans rivales et de « cette forte bouche rouge au pli amer : mysticisme et sensualité et quels ! » Certains trouvèrent cependant Rimbaud assez laid de sa personne, le nez camard, la bouche enflée, l’œil vague et pâle. Mais grand et vigoureux, tous ses traits respiraient une sensualité passionnée.
Ils partirent ensemble pour l’Angleterre. Rimbaud commençait à noter plusieurs des rythmes souples dont la pensée le poursuivait. Il travaillait, dit Verlaine, « dans le naïf, le très et l’exprès trop simple, n’usant plus que d’assonances, de mots vagues, de phrases enfantines et populaires. » Las des discours précis, de strophes continues, des images développées, il s’attachait aux sentiments indécis, cherchait de la grâce flottante, du rêve et de la mélodie :
Elle est retrouvée !
Quoi ? L’éternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil.
Dans la Chanson de la plus haute tour, composée un peu plus tard :
Oisive jeunesse
À tout asservie,
Par délicatesse
J’ai manqué ma vie.
Une partie de ces poèmes parurent en 1873 dans Une saison en enfer, chez Poot, 37 rue aux Choux, à Bruxelles. C’est seulement l’année suivante que Paul Verlaine donna les Romances sans paroles. Les méthodes de Rimbaud y étaient mises en usage et poussées à leur extrémité.
Un peu plus tard, dans Jadis et Naguère, Verlaine les codifia. Ce fut l’Art poétique de la nouvelle génération : « La musique avant toute chose », la préférence accordée au rythme impair, « plus vague et plus soluble dans l’air », la « chanson grise », « pas la couleur, rien que la nuance », « l’indécis », « l’imprécis », « la bonne aventure » opposée avec férocité à « la littérature », tous ces dogmes que nous associons au nom de Verlaine semblent avoir Rimbaud pour co-propriétaire. Il fut le premier père de la petite Église décadente. Il faut remonter à lui quand on veut savoir les auteurs responsables de la singulière déperdition spirituelle et du « gagaïsme » flagrant où tombèrent, à la fin du XIXe siècle, tant de jeunes poètes.
Les deux étranges compagnons ne se séparèrent point sans violence. Verlaine s’excuse ou se plaint quelque part « d’un revolver mal braqué ». Quoi qu’il en soit, le plus âgé fut retenu à Mons. Rimbaud, après avoir publié sa Saison en enfer, commença de nouveaux voyages en Angleterre et dans le sud de l’Allemagne. Chemin faisant, il s’efforçait de tout apprendre, les langues, les sciences, et il mettait au net les poèmes et les proses des Illuminations.
Ne vous méprenez pas : « le mot Illuminations est anglais et veut dire gravures coloriées — coloured plates — ; c’est même le sous-titre que Rimbaud avait donné à son manuscrit. » Ainsi s’exprime Verlaine qui loue « la prose de diamant de ces vignettes, dont quelques-unes ont, en effet, une ardeur extraordinaire, une étrange brièveté. Pour les vers, le même juge les déclare « délicieusement faux exprès ».
Taine a défini quelque part William Shakspeare « l’Imagination et la Passion pures ». Dites « l’Imagination et la Passion troubles », et vous aurez Arthur Rimbaud vers sa vingtième année. Mais l’Imagination perdit bientôt sa liberté. Elle était asservie d’heure en heure et conquise par la Passion, par le désir violent d’exercer la force et d’en abuser, et par cet « orgueil de la vie » dont le poète était gonflé. Rimbaud quitta les jeux de l’art et se précipita dans la vie active. Il voulut contenter les appétits qu’il se sentait et qu’il avait décrits dans une belle et rude page :
« Ma journée est faite. Je quitte l’Europe. L’air marin brûlera mes poumons, les climats perdus me tanneront. Nager, broyer l’herbe, chasser, fumer surtout ; boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant — comme faisaient ces chers ancêtres auprès du feu.
« Je reviendrai avec des membres de fer, la peau sombre, l’œil furieux : sur mon masque on me jugera d’une race forte. J’aurai de l’or : je serai oisif et brutal. Les femmes soignent ces féroces infirmes retour des pays chauds. Je serai mêlé aux affaires politiques. Sauvé. »
Oui, un jour Rimbaud s’aperçut qu’il ne lui suffisait plus de transcrire ainsi ses désirs pour les apaiser. Il était à Stuttgart. Il confia à un ami le manuscrit des Illuminations, vendit sa malle et commença ses grands voyages. Ce fut en railroad, d’abord. Mais l’argent lui manqua. Il franchit à pied le Saint-Gothard, arriva à Milan et se remit en route pour Brindisi, d’où il espérait s’embarquer pour une île de l’Archipel. Une insolation le frappa entre Sienne et Livourne. Il fut rapatrié par les soins du consul français.
Tandis qu’il venait de souscrire à Marseille un engagement dans une bande carliste, il regagna presque aussitôt Paris. Vienne le tenta. Il y courut. Un cocher le vola et le roua de coups. La police autrichienne le renvoya dans son pays. Il n’y demeura pas. Il s’en fut en Belgique. Une légende que l’on tint pour vraie avant que sa soeur ne la démentît après la mort du poète, affirme qu’un racoleur hollandais l’emmena au Helder et, pour 1 200 francs, dont 800 payés sur-le-champ, l’embarqua pour Sumatra.
Là, toujours selon la légende, la salle de police désenchanta Rimbaud ; l’ennui le prit ; il déserta, erra dans l’île un mois entier ; un navire anglais le reçut à bord et malgré deux tempêtes dans les parages du cap de Bonne-Espérance et du Sénégal, Rimbaud revint à Charleville ; mais il regagna la Hollande et s’y fit à son tour racoleur. Les sujets du roi de Prusse souffrirent, dit-on, de son zèle ; mais il fit presque fortune et alla dissiper cet argent à Hambourg. Stockholm le vit receveur du cirque Loisset ; Chypre, chef de chantier.
Précisons une fois encore que ces détails rocambolesques tiennent tous de la légende. Isabelle Rimbaud, soeur du poète, adressa après la mort de ce dernier une lettre au Petit Ardennais, expliquant qu’Arthur n’eut rien d’un vagabond, ni du coureur de bois, ni du bohème dépravé que l’on a peint de cent façons. Sa participation à la Commune, sa saison à Mazas, tout cela n’est qu’un « abominable tissu de contes injurieux ». C’est en famille qu’il séjourna à Londres et à Paris. Dès 1874, « il ne s’occupait plus de Paul Verlaine ni de poésie ». Il n’alla point à Sumatra, mais à Java ; et il ne fut jamais au service de la Hollande. Il ne fit jamais le métier de racoleur ; Hambourg ne le compta jamais au nombre de ses hôtes.
« Jamais, poursuit Isabelle Rimbaud, Arthur Rimbaud n’a fait le commerce de coton et de peaux. Jamais il n’est parti avec aucune caravane. » Mais il trouva à Aden (au Yémen), dans une maison de commerce, « une position très honorable ». Il devint dans la suite l’associé de son patron, courut les monts et les vallées, au point que « la Société de Géographie lui fit à différentes reprises des avances flatteuses pour l’engager à publier ses récits de voyage ». À Marseille, sa tumeur au genou fut guérie rapidement. Mais une récidive se déclara dans l’aine et la hanche ; au bout de quelques mois il était mort, et mort « comme un saint » dans les bras de sa mère, le 10 novembre 1891.
Tandis qu’en 1879 il se trouvait en France après un séjour de quelques mois à Chypre qu’il avait quittée pour cause de fièvres, Arthur Rimbaud fit effectivement voile au printemps 1880 pour le Harar — aujourd’hui région d’Éthiopie — et la côte d’Aden. On ne le revit plus. En revanche, on rêva de lui. Ses « miscellanées » faisaient fermenter les jeunes cerveaux. Dans l’obscurité des cénacles, on se transmettait ses poèmes de vive voix, comme jadis les chansons homériques. Les habiles le copiaient et ne s’en vantaient point. Les autres le prenaient pour thème d’exégèse. Rodolphe Darzens collectionnait ses manuscrits. Paul Verlaine faisait avec amour le portrait du disparu dans le numéro 318 des Hommes d’aujourd’hui dans sa plaquette Les Poètes maudits. Il consacrait les plus belles pièces de Parallèlement au souvenir des courses faites jadis de compagnie.
Ainsi l’errant transfiguré devenait héros de légende. Il se détachait violemment sur des fonds d’or et d’ombre. Laurent Tailhade, Ernest Raynaud, Maurice du Plessys, Anatole Baju signaient « Arthur Rimbaud » leurs mystifications les mieux réussies. Ce nom représentait pour la foule des jeunes gens l’éloigné, l’absent chimérique, le navigateur sur la mer des magnifiques aventures, peut-être prisonnier, comme Ulysse et comme Merlin, dans les grottes de perle d’une fée d’Orient. On l’imaginait dévoré, autre Orphée, par des bacchantes noires.
Il semblait la figure la plus exacte et la plus vive de la poésie d’alors, bohème, vagabond, loin des lois, des usages et des pays civilisés. De fois à autre un voyageur venu de Taprobane ou d’Ophir semait des nouvelles fâcheuses. Alors Verlaine se levait de son lit d’hôpital et protestait passionnément :
Je n’y veux rien croire. Mort, vous, Toi, dieu parmi les demi-dieux, Ceux qui le disent sont des fous, Mort, mon grand péché radieux ! .......... Mort ! allons donc ! tu vis ma vie ! |
Il n’était pas mort en effet. Un de nos fonctionnaires coloniaux qui passait par Aden en automne 1891 — peu avant la mort d’Arthur — recueillit des notes sommaires sur la vie de Rimbaud depuis 1880. Le poète s’était mis au service d’un négociant, Barden, pour le compte de qui il commandait des caravanes sur la côte abyssine. Son « érudition » avait frappé les bonnes gens du pays ; mais l’on admirait davantage son activité, son courage, son énergie infatigable. On lui confiait de la poudre d’or, des peaux et de l’encens.
Ces trafics l’enrichirent presque. Il avait amassé une cinquantaine de mille francs et s’était établi pou, son compte. Les espoirs de Verlaine et des jeunes hommes qui attendaient une édition ne varietur de la Saison en enfer n’auraient reçu aucun commencement de satisfaction sans la maladie qui affligea Rimbaud : une tumeur arthritique lui vint au genou droit ; une opération délicate devenant nécessaire, il dut se rembarquer pour la France.
À ce moment, et par une coïncidence qu’on peut trouver mystérieuse, les journaux parlèrent de lui. Vanier et Genonceaux le réimprimèrent. Cependant la nouvelle de sa mort survenue le 10 novembre 1891 ne parvint qu’avec retard aux rédactions. L’Écho de Paris du 6 décembre 1891 en fait mention. Quant au célèbre journal Le Gaulois, il consacre l’entrefilet suivant intitulé Échos de province dans son numéro du 22 décembre 1891 :
« Il vient de mourir à Charleville, un poète, Arthur Rimbaud, que l’école décadente avait adopté comme une sorte d’apôtre de l’art nouveau.
« Le curieux, c’est que le poète n’était connu que par ses premiers vers, non publiés, pour la plupart, mais colportés en manuscrits dans les petits cénacles.
« Il avait disparu depuis environ dix-huit ans sans se préoccuper de ses admirateurs. C’est le bruit fait récemment autour de son nom qui, attirant enfin l’attention d’une de ses sœurs, a décidé celle-ci à écrire à un journal une lettre — la lettre précédemment citée, adressée au Petit Ardennais — rectifiant pieusement certaines légendes trop fantaisistes. C’est par cette lettre qu’on a connu, à Paris, la mort du poète, survenue le 10 ou 12 novembre dernier. »
La mort d’Arthur Rimbaud n’avait à ce point pas été signalée à la presse que dans son numéro du 12 novembre 1891, soit deux jours après la disparition du poète, le journal Le Figaro consacre un article à la saisie du Reliquaire, volume de poésies de Rimbaud faisant l’objet d’une plainte de son préfacier. Inséré dans la rubrique Au jour le jour, l’article, signé Gaston Davenay et nous révélant qu’on ignorait complètement ce qu’était devenu Rimbaud, est ainsi libellé :
« Un fait assez rare, on pourrait même écrire exceptionnel en France, vient de faire naître une émotion extraordinaire dans le jeune monde littéraire : c’est la saisie, chez l’éditeur du livre, d’un volume de poésies intitulé Reliquaire, d’Arthur Rimbaud, avec une préface de Rodolphe Darzens, sur la requête de ce même Rodolphe Darzens, et ce, en vertu de l’article 3 de la loi du 19-24 juillet 1793, de l’article 1er de la loi du 25 prairial an III, et des articles 425-427 du Code pénal, visant la contrefaçon.
« En effet, notre confrère se plaint que les seize premières pages écrites par lui de cette préface sont suivies de onze autres contenant de grossières erreurs (notamment dans l’orthographe des noms propres), de flagrantes contradictions, et des passages ignominieusement pornographiques, qu’il n’a pas signé et ne pouvait signer. Nous avons sous les yeux un exemplaire du volume et il est bien évident qu’à partir de la seizième page de la préface, le style, jusque-là poétique et châtié, devient une copie informe qui dénote une plume inhabile ou hâtive.
« Ce n’est pas tout : M. Rodolphe Darzens se plaint encore qu’ayant traité avec l’éditeur pour un livre signé de son nom et intitulé : Étude sur Arthur Rimbaud, c’est un tout autre livre qui vient de paraître, dont il n’a pas été communiqué à notre confrère d’épreuves et pour lequel on ne lui a pas demandé de bon à tirer !
« Mais revenons au livre tel qu’il a paru. On connaît, parmi le monde littéraire et celui des amateurs bibliophiles, la personnalité du poète Arthur Rimbaud qu’a surtout révélé Paul Verlaine, en lui consacrant de curieuses pages dans ses Poètes maudits. Seulement un mystère entourait jusqu’ici cette figure : on ne savait pas au juste, ni où, ni quand, était né ce précurseur de la Décadence, on ne sait pas non plus ce qu’il est devenu, car il lui a plu de disparaître un jour de la circulation, sans laisser — ou à peine — de traces.
« M. Rodolphe Darzens, poussé par une curiosité que soutenait une inlassable patience, avait depuis tantôt six ou sept ans réuni nombre de notes sur cet être bizarre, tour à tour fort en thèmes, premier prix de Concours général, habitant de Mazas, professeur, carliste, volontaire de l’armée hollandaise, soldat à Sumatra, marin, racoleur militaire, employé de cirque, carrier, enfin marchand de cuirs, espèce d’extraordinaire Villon moderne ; mais à ces notes étaient venus s’ajouter des manuscrits inédits, des lettres autographes ; et c’est une partie — une partie seulement, par bonheur ! — qui a été publiée sous le titre de Reliquaire (titre « emprunté » à François Coppée) par un éditeur qui ne recule pas devant un peu de scandale.
« En effet, le public, friand de tout ce qui est défendu, a aussitôt demandé chez tous les libraires le livre saisi. Son attente sera déçue : la saisie a été radicale, et si l’on trouve quelques rares exemplaires, ils seront tronqués de la préface, qui en faisait le principal attrait et la seule curiosité.
« Un détail, pour finir, qui ne manque pas de piquant : le procès-verbal de saisie, fait par le commissaire de police du quartier Saint-Germain, porte que l’éditeur accusé de contrefaçon, quoique ayant boutique à Paris, est... étranger ! »