30 Novembre 2020
Le 27 décembre 537, l'empereur Justinien et son épouse Théodora inaugurent à Constantinople la basilique de la Sainte Sagesse (en grec Hagia Sophia). Le monument est plus communément appelé Sainte-Sophie en Occident. Quelques années plus tôt, en 529, l'empereur a fermé les dernières écoles de philosophie héritées d'Athènes et signifié par là la fin de l'Antiquité païenne.
Monument d'exception, église pendant 915 ans, mosquée pendant 480 ans, musée depuis 1934, Sainte-Sophie a traversé les siècles et survécu aux tremblements de terre et aux soubresauts politiques et religieux. Marqueur principal de la civilisation byzantine et haut lieu de la chrétienté orthodoxe, elle est redevenue malgré elle un enjeu diplomatique et religieux depuis que le président turc Erdogan a déclaré la rendre au culte musulman à compter du 24 juillet 2020.
Isabelle Grégor
Vue aérienne et vue intérieure de Sainte-Sophie.
La « Grande Église »
Depuis le VIIe siècle avant J.-C., l'entrée du détroit du Bosphore, site stratégique s'il en
est, était surveillée par l'antique cité grecque de Byzance. Ce n'est donc pas un hasard si c'est elle que l'empereur Constantin le Grand choisit le 11 mai 330 pour en faire la nouvelle capitale de l'empire romain. Adieu Rome, vive Constantinople !
L'empereur Justinien représenté sur l'ivoire Barberini (VIe siècle, musée du Louvre)Prenant acte de la montée en puissance du christianisme, l'empereur en exclut les temples païens et la voue à la nouvelle religion. Dans les siècles suivants, c'est par centaines que les églises envahirent la « Nouvelle Rome », témoignant du triomphe de la chrétienté sur ces terres d'Orient dont l'évêque obtint le titre de patriarche dès 381.
Pourtant, à la mort de Constantin, aucun projet de cathédrale n'a encore vu le jour. C'est son fils Constantin II qui pose la première pierre en 360 d'une basilique sur le modèle du Panthéon de Rome. Elle est érigée au coeur de la ville, sur une éminence superbe située entre le chenal de la Corne d'Or et la mer de Marmara. L'édifice ayant brûlé en 404, l'empereur Théodose le fait reconstruire en 415.
Au siècle suivant, sous le règne de Justinien, Constantinople atteint son apogée. La ville compte alors un million d'habitants. Mais une violente sédition, la sédition Nika, provoque en 532 de sévères dommages sur plusieurs monuments et réduit une nouvelle fois en cendres la basilique Hagia Sophia. L'empereur lance sans attendre sa reconstruction avec l'ambition de surpasser son illustre prédécesseur...
Justinien plus fort que Salomon !
Encouragé par son épouse, Justinien projette ni plus ni moins de construire la plus
grande église au monde !
Pour y parvenir, il fait venir de tout l'empire les meilleurs ouvriers. Les carrières de marbre marchent à plein régime pour fournir la matière première qui doit mettre en valeur un décor d'ivoire, d'or et d'argent.
Les constructeurs ne se gênent pas non plus pour récupérer les marbres, les colonnes et les sculptures du temple de Diane à Éphèse comme du sanctuaire d'Osiris en Égypte et des temples d'Athènes, d'Héliopolis ou encore de Délos.
10 000 ouvriers et 100 maîtres maçons s'activent sous les ordres de deux architectes grecs, Anthémios de Tralles et surtout Isidore de Milet, pendant seulement 6 ans. Le chantier est d'une telle rapidité que l'on commence à croire que l'empereur a reçu les plans d'un ange...
L'achèvement des travaux donne lieu à de grandioses festivités pendant 14 jours. Le couple impérial, qui a suivi jour après jour l'avancée du chantier, peut enfin inaugurer son chef-d’œuvre.
Gaspard Fosseti d'après Louis Haghe, Intérieur de Saintes-Sophie, 1852, Londres, The
British Museum. L'agrandissement montre une vue intérieure de la coupole aujourd'hui.Le monument est conforme au plan rectangulaire des anciennes basiliques romaines. Il est en briques avec un revêtement intérieur en plaques de marbre. L'esthétique extérieure laisse à désirer.
Mais, avec une nef à plan carré de 90 mètres de côté où joue la lumière naturelle, l'intérieur donne aux fidèles l'impression d'être dans le vestibule du paradis.
La principale innovation réside dans la coupole centrale. Elle culmine à 55 mètres de haut, appuyée sur deux niveaux de galeries.
« Gloire à Dieu qui m'a jugé digne d'accomplir cet ouvrage, » lance l'empereur Justinien, et il ajoute avec orgueil, faisant allusion au roi des Hébreux qui construisit le Temple de Jérusalem : « Je t'ai surpassé, ô Salomon ! »
Quand les anges s'en mêlent
D'après ce récit du IXe siècle, Justinien ne fut pas le seul à réfléchir à l'apparence de l'église...
« Sur le point d'achever le saint sanctuaire, et de l'éclairer par des arcatures vitrées, l'empereur prescrivit à l'ingénieur de pratiquer dans la conque de l'abside une seule ouverture voûtée puis, changeant d'avis, il demanda deux fenêtres avec deux arcs […]. Tous les spécialistes déclaraient au contraire qu'une seule ouverture voûtée devait éclairer le sanctuaire, et l'architecte en chef se tourmentait, ne sachant que faire […], et tandis qu'il se tenait là découragé, un mercredi à la cinquième heure lui apparut un ange du Seigneur, sous les traits de Justinien, vêtu de l'habit impérial et chaussé de bottines pourpres, qui dit à l'homme de l'art : « Je veux que tu me fasses une abside à trois fenêtres avec triple arcature, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ». Il disparut aussitôt, et le maître d'œuvre, stupéfait, se rendit au Palais et reprocha sèchement à l'empereur : « Tu n'as pas de suite dans les idées empereur ! » […] Lorsque l'empereur réalisa qu'à ce jour et cette heure il n'était pas sorti de son Palais, il reconnut : « C'est un ange de Dieu qui t'a parlé, et fais ce qu'il t'a dit ! » (Récit sur la construction du temple de la grande église de Dieu nommée Sainte-Sophie, IXe siècle).
Une coupole d'exception
La performance fut de courte durée : à peine 20 ans plus tard, le 7 mai 558, la coupole était à terre, victime d'une succession de tremblements de terre. Simple contretemps pour Justinien qui chargea le neveu d'Isidore de Milet, Isidore le Jeune, de reprendre le chantier.
Vue intérieure de Sainte-Sophie et gros plan sur la coupole. L'agrandissement présente une vue sur les demi-coupoles et de la coupole de Sainte-Sophie. La Théotokos et l’Enfant dans la conque absidale, photo de Stevan Kordic.La résistance de la coupole fut améliorée par une gaine de maçonnerie extérieure et quatre piliers discrets. Son diamètre, réduit de 7 mètres par rapport au plan initial, conserva la dimension respectable de 31 mètres pour une hauteur de 55 mètres.
Posée sur 67 piliers, cette coupole constitue un exploit architectural sans précédent. Comment les constructeurs sont-ils parvenus à relever ce défi, au VIe siècle de notre ère ? Est-ce grâce à l'utilisation de briques de tuf sélectionnées avec soin et 12 fois plus légères qu'une brique ordinaire ? Ou à l'inscription qu'elles portent en grec : « C'est Dieu qui l'a fondée, Dieu lui portera secours » (deux précautions valent mieux qu'une) ? Ou à l'ajout de ces contreforts massifs qui alourdissent la silhouette du bâtiment ?
« Comme suspendue au ciel par une chaîne d'or » (Procope, historien du VIe siècle), la coupole est ainsi restée inégalée pendant près de 900 ans, jusqu'à ce que Brunelleschi relève le défi avec la construction du Duomo de Florence.
Cinq ans après le fatal séisme, l'empereur Justinien lui-même, âgé de 81 ans, eut la satisfaction d'inaugurer une seconde fois la basilique.
Intérieur de la basilique Sainte-Sophie à Constantinople (Louis Haghe, XIXe siècle, Allemagne, Berlin, Kunstbibliothek)
Au croisement des cultures et des religions
Mosaïque de l'archange Gabriel, IXe siècle. L'agrandissement montre la mosaïque de l'impératrice Irène, XIIe siècle.La basilique de la Sainte Sagesse allait inspirer les architectes occidentaux et séduire les visiteurs tout au long du Moyen Âge.
À l'intérieur, 16 000 m2 de mosaïques byzantines donnent le vertige. Se détachant sur un fond d'or, les visages du Christ et de sa mère, des empereurs et de leurs épouses en riches habits, mais aussi des saints et des anges accueillent le visiteur dans une profusion de détails et de couleurs.
Réalisées après la crise iconoclaste du VIIIe siècle, elles doivent leur préservation à la couche de chaux dont elles furent recouvertes lors de la transformation de l'édifice en mosquée au XVe siècle.
Pendant près de mille ans, chaque nouvel empereur était proclamé par l’armée et acclamé par le peuple réuni à l’Hippodrome avant d'être couronné à Sainte-Sophie par le patriarche qui recevait la confession de son orthodoxie. Et c’est à la verticale de la mosaïque du Christ Pantokrator (« Tout-Puissant »), qui figure au centre de la coupole représentant la voûte céleste, qu’il assistait aux offices et cérémonies de son règne.
Mosaïque de la Vierge à l'enfant, IXe siècle
Aux alentours de l'An Mil, le grand-prince Vladimir de Kiev envoya des émissaires enquêter à Constantinople sur la « vraie religion ». Ils furent éblouis en particulier par Sainte-Sophie et c'est ainsi qu'une basilique similaire fut érigée à Kiev et que la Russie se voua à l'orthodoxie !
C’est aussi à Sainte-Sophie que fut consommé le schisme qui déchira la chrétienté entre catholiques et orthodoxes : le 16 juillet 1054, Humbert de Moyenmoutier et les deux autres légats pontificaux déposaient sur son autel la bulle d’excommunication du patriarche Keroularios (Michel Cérulaire)... Sainte-Sophie fut encore le point de ralliement des Grecs, lors de toutes les émotions populaires visant les Latins catholiques et leur emprise grandissante sur l’empire.
Au fil des siècles, les séismes successifs mirent à mal la basilique mais c'est surtout des guerres qu'elle eut à souffrir à partir de 1204.
Christ Pantocrator entre l'empereur Constantin IX Monomachus et l'impératrice Zoe, XIe siècle.
Cette année-là en effet, les croisés entrèrent dans Constantinople et pillèrent la ville. L'église ne fut pas épargnée et vit disparaître tous ses objets précieux, y compris le grand autel qui, trop lourd, envoya par le fond la galère qui le transportait à Venise.
Le Christ Pantocrator (Tout-Puissant) de la mosaïque Déisis de la galerie supérieure de Sainte-Sophie ; l'agrandissement montre cette mosaïque Déisis dans son intégralité, avec la Vierge et saint Jean-Baptiste aux côtés du ChristDeux siècles plus tard, les Turcs s'emparèrent de Constantinople à leur tour. Sensible à la magnificence de la basilique et justement admiratif, le sultan Mehmet II s'y rendit dès son entrée dans la cité et y célébra l'office musulman du vendredi, 3 jours plus tard.
Comme elle était dédiée à la Sainte Sagesse dont se réclament toutes les cultures et religions, elle conserva son nom grec : Hagia Sophia (Ayasofya en turc).
Ayasofya Camii devint une référence religieuse majeure pour les musulmans et inspira en particulier Sinan, le grand architecte du sultan Soliman le Magnifique.
Cet ancien janissaire d'origine grecque conçut ses mosquées selon le même plan que Hagia Sophia : la Shehzade, la mosquée de Soliman - ou Süleymaniye - à trois kilomètres à peine de Sainte-Sophie, et la mosquée de Sélim - ou Selimiye - à Édirne (Andrinople).
Au fil des siècles, les sultans successifs s'attachèrent aussi à embellir Sainte-Sophie comme le prouvent les candélabres offerts par Soliman, les urnes d'albâtre de Murat III ou encore le grand chandelier central de Ahmet III.
À l'extérieur, on ajouta quatre minarets à ses angles tandis qu'à l'intérieur ce sont quatre grands médaillons en bois portant les noms sacrés de l'islam qui furent installés au XIXe siècle, lors de la restauration menée par les frères Fossati.
Vue de Sainte-Sophie dessinée par un artiste indigène », XVIIe siècle, Paris, BnF. L'agrandissement montre le dessin de Louis-François Cassas, Constantinople, Sainte-Sophie : coupe sur la longueur, XVIIIe siècle, Paris, musée du Louvre.
Un voyageur dubitatif
En 1850, le romancier Gustave Flaubert découvre la basilique Sainte-Sophie...
« Sainte-Sophie, amalgame disgracieux de bâtiments, minarets lourds ; elle est repeinte en blanc et ceinte de place en place de bandes rouges. Nous entrons par une porte de la cour extérieure qui fait l’angle de la place et de la rue, à toit avancé, retroussé. À l’église même, porte de bronze latérale sur laquelle on reconnaît les marques d’une croix. Le vaisseau est d’une hauteur écrasante qui n’est surpassée que par celle du dôme couvert de mosaïque. De la galerie du premier étage, les lampes suspendues ont l’air de toucher à terre et l'on ne sait comment les hommes peuvent passer dessous. Ancienne porte murée sur le côté droit. Aux quatre coins du dôme, chérubins gigantesques. — Arcades romanes (voilà du byzantin !), feuilles de fougère. — Les dalles couvertes de nattes. — Deux drapeaux verts des deux côtés du minbar ; à l’entrée de la mosquée petites vasques à ablutions » (Voyage en Orient, 1849-1851).
Vue extérieure de Sainte-Sophie, photographie de Mehmeto, DR.
Le choc des civilisations
En 1934, dix ans après l'avènement de la République turque, Moustafa Kémal désacralisa Sainte-Sophie pour symboliser la mise en place d'un régime laïc. Il convertit le monument en musée, faisant selon ses termes « cadeau de Sainte-Sophie à l’humanité ».
Vue intérieure de Sainte-Sophie, le minbar.Un siècle après, son lointain successeur Recep Tayyip Erdoğan se dispose à rendre Sainte-Sophie au culte musulman. Il avait déjà converti en mosquées de prestigieuses églises byzantines que les kémalistes avaient simplement muséifiées telles en 2011, Sainte-Sophie de Nicée (Iznik) où a été formulé le Credo, et en 2013, Sainte-Sophie de Trébizonde (Trabzon).
Ces décisions, depuis longtemps revendiquées par le parti islamiste du président turc,
sont un geste de défi à l'Occident et de repli national-islamiste. Elles interviennent dans un contexte d'extrême faiblesse de l'Union européenne et de l'OTAN, l'une et l'autre incapables de contrecarrer les agressions de leur « partenaire » et « allié » turc de la Libye à la Syrie et aux Balkans.
Pendant quinze siècles, Hagia Sophia, portant bien son nom, a été le principal et souvent le seul lien entre catholiques, orthodoxes et musulmans. Elle a fait fonction de passerelle entre les uns et les autres, rappelant tout ce que nous devons les uns aux autres. Se pourrait-il qu'elle exprime désormais l'irrépressible division entre Occident et Orient, par la couardise des uns et l'irascibilité des autres ?