10 Octobre 2021
Le 10 octobre 1789, à Versailles, Talleyrand, évêque d'Autun et député, propose à l'Assemblée constituante de nationaliser les biens de l'Église de France, à charge pour l'État de subvenir à l'entretien du clergé.
Sans s'en douter, les députés mettent le doigt dans un engrenage qui va diviser le pays et conduire la Révolution à sa perte...
Un remède tout trouvé à la crise financière
Les états généraux ont été réunis par Louis XVI le 5 mai 1789 pour trouver une solution à la crise financière qui a placé le royaume au bord de la faillite. Mais les premières secousses révolutionnaires n'ont rien arrangé. Les impôts ne rentrent plus du tout et les épargnants refusent de continuer à prêter de l'argent au Trésor. « La banqueroute, la hideuse banqueroute est à nos portes ! » s'exclame Mirabeau devant ses collègues députés, en septembre 1789.
C'est alors que le député Charles Maurice de Talleyrand, par ailleurs évêque d'Autun, propose à ses collègues de nationaliser les biens du clergé. Ces biens, constitués de propriétés agricoles et d'immeubles, sont très importants. On les évalue à 3 milliards de livres (environ dix fois le montant du budget annuel du royaume). Ils résultent des innombrables dons et legs des fidèles au cours des siècles passés mais, ainsi que le précise l'évêque d'Autun à la tribune de l'Assemblée, le 10 octobre 1789 : « Ce qui me parait sûr, c'est que le clergé n'est pas propriétaire à l'instar des autres propriétaires, puisque les biens dont il jouit et dont il ne peut disposer ont été donnés, non pour l'intérêt des personnes, mais pour le service des fonctions » (note).
Ces biens étant dès lors considérés comme destinés à l'intérêt général, leur nationalisation est mise au vote le 2 novembre 1789. En contrepartie, sur une suggestion de Mirabeau, il est proposé que l'État prenne à sa charge l'entretien des ecclésiastiques, les frais du culte et aussi les très lourdes charges sociales et éducatives qui relevaient jusque-là de l'Église. La motion Talleyrand-Mirabeau décrète : « Que tous les biens ecclésiastiques sont à la disposition de la Nation, à la charge de pourvoir d'une manière convenable aux frais du culte, à l'entretien de ses ministres et au soulagement des pauvres, sous la surveillance et d'après les instructions des provinces.
Que dans les dispositions à faire pour subvenir à l'entretien des ministres de la religion, il ne pourra être assuré à la dotation d'aucune cure moins de 1 200 livres par année, non compris le logement et les jardins en dépendant. »
Le décret est approuvé par 568 voix contre 346 et 40 votes nuls. Il se traduit par le transfert virtuel des titres de propriété à la Nation ainsi que par la suppression de la dîme, un impôt annuel prélevé par le clergé sur le tiers état. De cette façon, d'une part, les prêtres sont en passe de devenir des fonctionnaires (on est ici à l'opposé du principe actuel de séparation des Églises et de l'État) ; d'autre part, l'État se découvre de nouvelles responsabilités dans le domaine social.
La nationalisation des biens du clergé reçoit un accueil plutôt favorable des catholiques français et les paysans comptent bien en profiter pour arrondir leurs propriétés en se portant acquéreurs des domaines de l'Église.
Le clergé lui-même, fort de 130 000 membres, y voit l'occasion d'une réforme en profondeur de l'Église. Comme a pu le constater Talleyrand du temps où il était agent général du clergé (1780-1785), les 5/6e des revenus ecclésiastiques sont encore concentrés entre les mains des gros propriétaires de dîmes : évêques, chapitres diocésains, abbés commendataires, séminaires, hôpitaux. Ceux-là vivent pour la plupart dans l'opulence et ne redistribuent qu'une faible part de leurs revenus aux curés de campagne.
Ceux-ci ont vu passer leur salaire de 500 à 700 livres par an en 1786, sur une proposition de... l'évêque d'Autun Talleyrand. Cette « portion congrue » est à comparer au revenu moyen des évêques, qui dépasse les 34 000 livres par an (311). La nationalisation des biens du clergé est donc une aubaine pour le bas clergé car elle va de pair avec la promesse d'un salaire régulier et confortable de 1 200 livres par an.
Naissance des assignats
Dans l'immédiat, faute de pouvoir faire autrement, l'Assemblée nationale constituante laisse au clergé le soin de continuer à gérer ses domaines. Pour tirer concrètement parti de ces domaines sans attendre leur mise en vente, l'Assemblée décide de les mettre en gage (on dit aussi « assigner »). Par décret des 19 et 21 décembre 1789, elle émet des bons du Trésor pour un montant total de 400 millions de livres.
En échange d'un prêt à l'État, les particuliers reçoivent un bon du même montant. Ce bon porte un intérêt de 5% qui correspond à la rémunération du prêt. Surtout, ce bon appelé « assignat » est gagé ou « assigné » sur les biens du clergé (désormais appelés biens nationaux). Autrement dit, son détenteur peut l'échanger à tout moment contre un bien national de même valeur (parcelle de terre...). De cette façon, les révolutionnaires gagnent sur les deux tableaux : en drainant l'épargne du public, ils comblent la dette de l'État ; en cédant les biens nationaux aux paysans aisés et aux bourgeois, ils s'assurent d'indéfectibles soutiens dans la population. Néanmoins, peu nombreux sont au début les Français qui font appel à cette possibilité.
Le 17 avril 1790, le gouvernement décrète le cours forcé de l'assignat et supprime l'intérêt de 5% qui lui est lié. L'assignat devient simplement un bon à valoir sur les biens nationaux. Comme il est anonyme, il peut s'échanger de gré à gré comme nos billets de banque actuels.
Il y a plus grave. Le gouvernement, toujours aux prises avec le manque d'argent, renonce à brûler les assignats qui ont été échangés contre un bien national et ne sont normalement plus garantis. Il trouve plus juteux de les remettre en circulation comme de simples billets de banque. Jacques Necker, le contrôleur général des finances, n'approuve pas ce procédé qui trompe la confiance du public. Il démissionne en septembre 1790 mais le gouvernement et l'assemblée ne renoncent pas pour autant à leur manipulation. Ils recourent même à l'impression de nouveaux assignats jusqu'à atteindre un total de 1800 millions de livres.
Les ennemis de la Révolution, les émigrés et les faux-monnayeurs ne se privent pas non plus d'inonder le pays avec leurs coupures de sorte que le public perd très vite toute confiance dans ces billets sans garantie.
Il se garde de les échanger contre des pièces en métal précieux. Les commerçants, quant à eux, sont contraints par la loi de les accepter. Ils se protègent comme ils peuvent en augmentant leurs prix.
En définitive, la crise financière redouble d'intensité avec les assignats qui étaient supposés effacer la dette publique. La situation ne se rétablira qu'avec la création du franc germinal, en 1803.
Le pape entre dans l'opposition
Dans le fil de la nationalisation des biens du clergé, les monastères sont privés de leurs ressources ordinaires. En conséquence, le 13 février 1790, l'Assemblée constituante dissout les ordres religieux. La carte des diocèses est par ailleurs calquée sur celle des départements.
Ces réformes très importantes, à commencer par la nationalisation des biens du clergé, ont été accomplies sans en référer au pape, le chef de l'Église catholique universelle. Elles ne sont, il est vrai, guère plus audacieuses que celles de l'empereur Joseph II en Autriche, au début de la même décennie.
Elles couronnent plusieurs siècles d'efforts de la monarchie française pour écarter le pape des affaires intérieures. Ce mouvement politique et religieux, dit gallicanisme (d'après le mot Gaule, ancien nom de la France), s'était épanoui sous le règne de Louis XIV et de Louis XV, en opposition aux ultramontains, partisans du pape, qui comme chacun sait, réside à Rome, « au-delà des monts » (les Alpes).
Mais dans la foulée, les députés veulent mettre l'Église de France en harmonie avec les nouvelles institutions nationales. Avec la promulgation de la Constitution civile du clergé, le conflit entre l'État et l'Église, entre les révolutionnaires et les fidèles, va entrer dans une phase aigüe.