20 Juillet 2022
Poutine historien en chef
L'historien Nicolas Werth
s'en va-t-en-guerre
L’historien Nicolas Werth prend sa part dans le conflit entre l’Europe et la Russie. Il vient de publier un petit texte à charge contre l’hôte du Kremlin : Poutine historien en chef (Tracts, Gallimard).
Si grande que soit la répulsion qu’inspire le président russe et même si les Ukrainiens nous inspirent plus d’affliction que les Irakiens assaillis par Bush Jr en 2003, un historien se doit de rester au-dessus de la mêlée. Ce n’est pas son cas...
Poutine historien en chef (Nicolas Werth)Spécialiste de l’Union soviétique connu pour sa participation au Livre noir du communisme (Robert Laffont, 1997), Nicolas Werth a évalué à quinze millions le nombre des victimes du système soviétique tout en réfutant un parallèle entre communisme et nazisme (note).
Représentant de l’ONG Mémorial en France, il a milité avec elle pour que soit mise à jour la vérité sur les crimes passés. L'association est ensuite entrée dans l'opposition au président Poutine avant d'être dissoute le 29 décembre 2021.
« Pour Vladimir Poutine, le contrôle de la mémoire historique, de l’interprétation du passé, est un enjeu essentiel », écrit l'historien, mais pour quel homme d’État ne l’est-ce pas ? Tous les gouvernants de la planète se s’appliquent à ne retenir du passé que les faits conformes à leurs objectifs politiques.
En France, la droite se plaît à cultiver le « roman national » tissé de grandeur et d’héroïsme ; la gauche se plaît à le déconstruire pour ne retenir que le côté sombre de l’Histoire nationale. Mais suivant la remarque de Raymond Aron, « qu'on soit de droite ou qu'on soit de gauche, on est toujours hémiplégique ». Le texte de Nicolas Werth illustre cette hémiplégie par son caractère univoque.
Instruction à charge
L’Histoire s’est brusquement accélérée le 24 février 2022. Dans Les Causes politiques de la guerre, j’ai décrit par le détail l’enchaînement de circonstances qui a conduit la Russie à assaillir l’Ukraine. L’Europe a ipso facto refait son unité dans le soutien à l’Ukraine martyrisée. Le président Macron lui-même a dû remiser ses doutes et s’aligner sur les « faucons » de Washington. Une page est tournée et il n’y a plus guère d’espoir de réintégrer la Russie dans la famille européenne.
Ce drame complexe réclame de la nuance de la part d’un historien. C’est le contraire que nous offre Nicolas Werth en ne retenant que les faits qui vont dans le sens de sa démonstration et en se gardant de les comparer à d’autres faits similaires dans d’autres pays.
Ainsi instille-t-il l’idée que Poutine - et lui seul - manipule l’Histoire. Il le charge aussi de « crimes contre l’histoire » en reprenant le rapport de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH). D’après la définition qui en est donnée, ces « crimes contre l’histoire » concernent la plupart des pays. Ils relèvent en effet de : la promulgation de lois répressives supprimant la liberté d’expression sur les questions historiques (la France fut précurseur en la matière avec la loi Gayssot de 1989 réprimant le négationnisme) ; le refus d’accès aux archives (tous les États limitent l’accès à leurs archives récentes ou sensibles) ; la destruction de monuments commémoratifs (ce phénomène de mode est pratiqué avec zèle par l’Ukraine depuis plusieurs décennies), etc.
Nicolas Werth s’indigne aussi que la Russie ait souhaité réécrire son Histoire dès 1991 en glorifiant le passé tsariste et en renvoyant le communisme aux poubelles de l’Histoire. Mais les quinze États indépendants nés de la dislocation de l’URSS ont tous agi de même, ce qui paraît tout à fait compréhensible. De même peut-on comprendre que Moscou réintègre dans son Histoire nationale la « Grande Guerre patriotique » par laquelle les Soviétiques ont abattu le nazisme au prix de 26 millions de morts. Les Français, si sourcilleux dans l’évocation de leur Révolution ou de la Résistance, seraient mal avisés de leur en faire reproche.
Nicolas Werth aurait pu a contrario relever l’indécence avec laquelle le gouvernement ukrainien a érigé en 2010 le sinistre Stepan Bandera en « héros d’Ukraine », au point de scandaliser le centre Simon-Wiesenthal qui a rappelé la participation de ce collaborateur nazi au massacre de plusieurs milliers de Juifs. Et que dire de la rage épuratrice qui a saisi les Ukrainiens au point de débaptiser des artères du nom de l’aimable Pouchkine ? Enfin, contrairement à ce qu’écrit aussi l’historien, les « lois mémorielles » de Kiev, promulguées dès avant 2014, ont précédé celles de Moscou et les ont dans une certaine mesure provoquées.
Pareilles dérives intellectuelles pourraient conduire les historiens du futur à se pencher sur le « bourrage de crâne » (note) par lequel les gouvernants et les médias occidentaux ont entraîné les populations dans un conflit sans issue. En 2014, déjà, l’historien Emmanuel Todd avait averti sur France Culture : « L’Europe est peut-être allée chercher sa mort en Ukraine ». Nous y sommes.
André Larané
Publié ou mis à jour le : 2022-07-19 19:39:15
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Todd : « La Russie nous surprendra toujours »
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La tragédie russe en trois actes (1991-2021)
Carte animée : la dislocation de l'URSS
• 30 décembre 1922 : baptême de l'URSS
• 10 novembre 1982 : mort de Brejnev
• 11 mars 1985 : Gorbatchev au pouvoir en URSS
• 12 juin 1990 : la Russie se proclame souveraine
• 21 décembre 1991 : dissolution de l'URSS
Lituanie
Lettonie
Crimée
Arménie
Géorgie
Caucase
Kazakhstan
L'Ukraine
Grands souverains de Russie
Turcs et Russes
L'URSS communiste
Russie
De Kiev à Moscou,
naissance d'un peuple
Un espace immense et faiblement peuplé
La Russie kiévienneLa Russie (capitale : Moscou) compte 140 millions d'habitants dont 80% de russophiles, sur 17 millions de km2, de la Baltique à la mer du Japon. L'Ukraine, aussi appelée « petite Russie » (capitale : Kiev), a 45 millions d'habitants dont un cinquième de russophones (à l'Est du Dniepr), sur 600.000 km2 (la France et le Bénélux réunis). Enfin, la Biélorussie, ou « Russie blanche » (capitale : Minsk), compte 9 millions d'habitants sur 200.000 km2.
Ces pays connaissent encore de mauvaises conditions sanitaires et une espérance de vie faible, d'une dizaine d'années inférieure à celle des pays occidentaux. Après être tombée à un seuil très bas à la fin du XXe siècle, la fécondité se redresse en Russie et en Biélorussie. Elle reste très faible en Ukraine, dont la population continue de décroître.
Kiev, la « mère de toutes les villes russes »
Les Chroniques des temps passés, écrites par des moines de Kiev au XIIe siècle, racontent à leur manière les origines de la Russie.
Au IXe siècle, profitant de l'effacement des peuples de la steppe, les Slaves colonisent l'espace qui s'étend du golfe de Finlande à la mer Noire. Ils vendent leurs productions, blé, le miel et les fourrures, aux marchands qui suivent les grands fleuves, le Dniepr et la Volga vers le sud, le Volkhov, la Dvina ou encore le Niemen vers le nord.
C'est la « route de l'ambre » ou « route des Varègues », d'après le nom donné dans cette région aux Scandinaves, Normands ou Vikings, qui nourrissent un commerce prospère avec Byzance.
L'un de ces marchands varègues, Riurik (ou Rourik), prend vers 856 la direction de Novgorod, une ville d'étape proche de la Baltique. De lui vont descendre tous les futurs souverains russes, ce qui en fait le fondateur quelque peu mythique de la Russie. Le mot lui-même (Rous) dériverait de Varègue.
Le prince crée de fait un embryon d'État slave en concurrence avec un autre État slave en cours de formation plus au Sud, autour de Kiev, sur le cours supérieur du Dniepr.
En 882, son successeur Oleg le Sage s'empare de Kiev et y établit sa capitale : « Oleg s'établit prince de Kiev. Et il dit : Que cette ville soit la mère de toutes les villes russes. Il avait avec lui les Varègues, les Slaves et tous les autres. Et à partir de ce moment, on les nomma les Russes » (Chroniques des temps passés).
La Russie de Kiev prend la forme d'une fédération de principautés dont Oleg est le grand-prince. Sa population de paysans et de marchands est représentée par des assemblées locales, lesquelles font contrepoids à l'aristocratie de boyards (guerriers nobles).
Aujourd'hui, cette lecture des origines est toutefois très contestée en Russie même où l'on considère que la nation a été rassemblée par les Slaves de Kiev et non par de quelconques marchands varègues...
Des débuts prometteurs
Enrichie par le commerce entre Byzance et la Scandinavie, la principauté de Kiev apparaît comme une société relativement prospère au regard des critères de l'époque, tandis que l'Occident carolingien est ravagé par les invasions et les guerres privées.
Igor 1er, successeur d'Oleg le Sage, doit combattre les Khazars et des nomades surgis de la steppe, les Petchenègues. Sa veuve sainte Olga exerce la régence au nom de leur fils Sviatoslav 1er. Elle se fait baptiser et, en 955, est reçue à Constantinople par le basileus (empereur) Constantin VII Porphyrogénète. Ainsi le christianisme fait-il une entrée discrète à Kiev.
Aux affaires de 962 à sa mort, dix ans plus tard, Sviastoslav consolide la Russie kiévienne face aux Khazars et aux Bulgares de l'Ouest, en entretenant une alliance avec les basileux Nicéphore Phocas et Jean Tzimiscès. Il périt dans un affrontement avec les Petchenègues.
Son fils Vladimir le Grand (saint Vladimir) fait le grand saut en recevant le baptême en 988 ou 989, à Kiev, selon le rite byzantin. Il s'y résout en vue de consolider son alliance avec le basileus Basile II, dont il épouse la soeur, Anne Porphyrogénète.
Ainsi les Slaves orientaux (Russes mais aussi Serbes et Bulgares) se séparent-ils des Slaves occidentaux (Polonais, Croates, Tchèques...) en choisissant de se tourner vers Byzance et l'orthodoxie plutôt que vers Rome et la catholicité...
La Russie connaît son âge d'or au siècle suivant, sous le règne du fils et successeur de saint Vladimir, Iaroslav le Sage (1015-1054), qui dote Kiev et Novgorod de splendides églises dédiées à Sainte-Sophie. L'une de ses filles, Anne de Kiev, va épouser le roi capétien Henri 1er, petit-fils d'Hugues Capet. Deux autres de ses filles sont mariées l'une au roi de Hongrie, l'autre au roi de Norvège !
Mais elle se divise à sa mort du fait des conflits entre les prétendants qui, les uns et les autres, ont reçu des principautés en apanage (*). Las des guerres, le peuple de Kiev choisit comme grand-prince Vladimir II Monomaque en 1113, et c'est à lui que revient l'honneur de rétablir l'unité du pays.
La cathédrale Sainte-Sophie (Kiev, XIe siècle), photo : Gérard Grégor
Précaire intermède : le grand-prince, à sa mort, en 1054, partage ses possessions entre ses trois fils et les guerres fratricides reprennent. En 1169, Kiev est mise à sac. La « mère de toutes les villes russes » va dès lors s'effacer au profit d'une nouvelle cité, Vladimir, au nord-est du pays.
Dans cette « période de dispersion », l'aire de peuplement russophone s'étend toutefois vers les monts de l'Oural et la Volga, où la toponymie garde le souvenir des populations antérieures. Ainsi de la rivière Moskva et de la cité éponyme construite sur ses rives (Moscou), qui signifierait l'« eau des vaches » dans la langue des Zyriènes, la population du cru.
Une société féodale et commerçante est en voie de se constituer. C'est le pendant orthodoxe de la chrétienté occidentale, avec pas moins de trois cents villes petites ou grandes, surtout dans la « Grande Russie » (la Russie actuelle, à l'Est du Dniepr), plutôt que dans la « Petite Russie », à l'Ouest du Dniepr, victime d'instabilité politique. Mais une catastrophe va tout remettre en cause : l'irruption des Mongols de Gengis Khan.
Et les Mongols sont arrivés...
Batu Khan, l'un des petits-fils et successeurs du grand conquérant, se lance avec 150.000 cavaliers à l'assaut de l'Occident. Il détruit le royaume de Grande Bulgarie, sur la Volga, puis pénètre en terre russe.
Vladimir est détruite le 7 février 1238. Novgorod, quant à elle, est heureusement sauvée par le dégel printanier qui oblige les Mongols à faire retraite.
Ce répit permet au prince Alexandre de Novgorod de battre sur la Neva, le 15 juillet 1240, les Suédois qui voulaient profiter des difficultés des Russes pour coloniser leur territoire. Il y a gagne le nom d'Alexandre Nevski.
Là-dessus, le jeune héros affronte les redoutables chevaliers Teutoniques le 5 février 1242 sur les glaces du lac Peïpous.
Si la principauté de Novgorod est sauvée, il n'en va pas de même des terres méridionales. Batu Khan s'empare de Kiev le 6 décembre 1240 et la détruit puis il bouscule les Polonais et les Allemands à Legnice, en Galicie, le 9 avril 1241.
Au même moment, ses généraux défont les Hongrois du roi Béla IV à Mohi, au sud des Carpathes, le 11 avril 1241. C'est là le point extrême de leurs avancées. La mort inopinée du grand-khan Ogodaï les amène à se retirer pour s'occuper de sa succession.
Le morcellement de l'empire mongol aboutit à la création du khanat de la Horde d'Or, sur les bords de la Caspienne. Son quartier général est fixé à Saraï, une cité commerçante sur le delta de la Volga, au nord de la mer Caspienne, qui va perdurer jusqu'à sa destruction par Tamerlan en 1396.
Les princes russes du Nord se voient contraints de faire allégeance au khan de la Horde d'Or et de lui verser un tribut. Ils n'en gardent pas moins une relative autonomie et surtout le droit de pratiquer leur religion.
Fer de lance de l'identité russe, l'Église orthodoxe tend à se renforcer (il en ira de même du patriarcat de Constantinople lorsque celui-ci tombera sous la tutelle ottomane). C'est que les Mongols se montrent tolérants en matière religieuse, en dépit de leur islamisation au début du XIVe siècle, sous le khan Ôzbek (1312-1340).
À la même époque, le grand-prince Ivan 1er Kalita, sans cesser de faire allégeance aux Mongols, fait l'unité de la Russie autour de Moscou et prend le titre de « prince de Moscou et de toute la Russie ». La ville s'est en effet beaucoup développée du fait de l'arrivée de réfugiés chassés de la Russie méridionale par les Mongols.
Dimitri, « grand-prince de Moscou », combat avec succès les Bulgares, puis les Lituaniens, un peuple encore païen, qui se fait, à l'ouest, de plus en plus envahissant. Le 8 septembre 1380, à Koulivoro polié, le « champ des Bécasses », sur les rives du Don, il remporte une écrasante victoire sur les Lituaniens du prince Jagellon alliés aux Mongols du khan Mamaï.
Prise de Moscou par le khan Tokhtamysh, 26 août 1382La Horde d'Or connaît sa première défaite mais les Mongols n'ont pas dit leur dernier mot. Le 26 août 1382, Tokhtamych, un lieutenant de Tamerlan met Moscou à feu et à sang et oblige Dimitri Donskoï à un lourd tribut.
Au XIVe siècle, au début de la Renaissance occidentale, l'invasion mongole au sud et la poussée polonaise et lituanienne à l'ouest conduisent au fractionnement du peuple russe en trois entités qui vont chacune évoluer à leur façon.
À l'ouest, dans les plaines du Pripet et de la Dvina, les Russes blancs ou Biélorussiens passent jusqu'au XIXe siècle sous la domination lituano-polonaise. Au sud-ouest, sur le Dniepr et la mer Noire, les Petits-Russiens ou Ukrainiens (d'un mot slave qui désigne une « marche » ou une province périphérique) subissent d'abord l'occupation mongole puis l'occupation lituano-polonaise, avant de passer au XVIIIe siècle sous la tutelle de Moscou...