C'est que, le 14 avril 2018, un pan entier de montagne s'est effondré, emportant 200 000 m3 de terre et coupant la route reliant les hameaux de Béroulf et Sainte-Sabine à la commune de Sospel. Depuis, les quarante habitants doivent randonner pour rejoindre leur domicile, avec leurs courses, leurs enfants et leurs douleurs articulaires. Un quotidien chamboulé qui devrait se poursuivre encore pendant plusieurs mois.
"On ne va pas me livrer un nouveau frigo"
Depuis que la route s'est effondrée, les seules âmes qu'on y croise sont là parce qu'elles ont rejoint les hameaux à pied, parce qu'elles y vivent et n'ont pas le choix. Du côté de Béroulf, à un kilomètre du début du sentier, les gens vivent près les uns des autres, concentrés dans quelques appartements qui forment le cœur du hameau. Il faut marcher encore un kilomètre pour atteindre le haut de Sainte-Sabine, où les maisons sont séparées par de grands terrains et des grillages. Des habitations qui ne sont pas faites en dur, car "peu de propriétés se sont montées avec des permis de construire", confie Ludovic Tallarida, qui a grandi à Sainte-Sabine et vit aujourd'hui dans sa maison d'enfance. Ici, il n'y a ni eau potable ni système d'assainissement.
Des voitures sont encore garées devant quelques propriétés, mais elles ne vont pas loin, elles permettent seulement de faire le tour du voisinage et de rejoindre le départ du sentier de randonnée. Au détour d'un virage, gît une Porsche désossée au bord de la route depuis qu'elle a foncé dans un portail. Pas de service de dépannage et impossible de la redescendre au village.
Mais c'est surtout le quotidien des habitants de Béroulf et Sainte-Sabine qui a été modifié : une multitude de petites choses auxquelles ils ne pensaient pas, qui posent désormais de vrais problèmes. "Je prie pour que mes appareils électroménagers ne me lâchent pas, confie Dorothée Demeuse, une habitante de Sainte-Sabine. On ne va pas me livrer un nouveau frigo sur le pas de ma porte."
Les facteurs et les éboueurs ne passent plus dans le hameau : il faut aller chercher son courrier et descendre ses poubelles à pied à Sospel. Comptez quarante minutes aller-retour pour les plus habitués, près d'une heure s'il faut souffler en chemin. "C'est là que je me suis rendue compte du problème de suremballage, c'est hallucinant", explique Laeticia Savelli. Elle se débarrasse de tout le conditionnement superflu avant de débuter son ascension. Autant de déchets qu'elle s'évite de redescendre.
Les courses exigent aussi des adaptations. Au lieu de les faire une fois par semaine, Dorothée et Didier Demeuse achètent des produits frais quasiment tous les jours et les remontent en petites quantités. Tout ce qui n'est pas frais peut être stocké dans un conteneur installé au pied du chemin de randonnée et remonté au fil de la semaine. "C'est une nouvelle organisation", explique Ludovic Tallarida, développeur web indépendant.
Ça a chamboulé notre quotidien. Ce sont plein de petits détails auxquels on ne pense pas, mais mis bout à bout, ils nous pourrissent la vie.à franceinfo
Les habitudes vestimentaires ont aussi changé. "Les chaussures, ce sont tous les jours les mêmes, des chaussures de marche. Il y a plein de vêtements que je ne peux plus mettre parce qu'ils ne sont pas appropriés, ils restent au placard", confesse Dorothée Demeuse. "L'hiver, on peut toujours se couvrir correctement, mais le pire, c'est l'été", souligne de son côté Laetitia Savelli. "L'été, tu renonces à toute hygiène personnelle, abonde son compagnon Ludovic Tallarida. Tu arrives au village et tu pues le fennec. Et quand il pleut, tu arrives avec de la boue jusqu'aux genoux." Le conteneur fait office de cabine pour se changer.
"On n'a pas le choix, on se bousille"
Au-delà des petites adaptations du quotidien, l'absence de route pose des questions autrement plus angoissantes pour les habitants. Comment continuer à grimper chaque jour en cas de pépin de santé ? Comment être secouru en cas de malaise ? Un soir d'octobre, Michel Daigneau a été envahi par une souffrance insoutenable aux jambes alors qu'il allait se coucher. "Je me suis tordu de douleur, jusqu'à 1 heure du matin. Le lendemain, j'ai appelé mon médecin traitant, mais personne ne pouvait monter, ni les pompiers ni les ambulanciers. Finalement, il ne restait que l'hélicoptère pour venir me chercher et me transporter à l'hôpital de Monaco." L'agent de sécurité en retraite y est resté cloué pendant un mois à cause d'une hernie discale.
"Le problème, c'est que l'hélicoptère peut venir en journée, mais pas la nuit. Qu'est-ce que je suis censée faire si mon mari fait un arrêt cardiaque ?", s'inquiète Dorothée Demeuse, dont le mari Didier a déjà fait un infarctus il y a quelques années "Ils ne vont pas le redescendre sur un brancard dans le chemin." Lui s'inquiète pour sa femme. Dorothée a chuté dans le chemin l'été dernier en glissant sur un morceau de bois. Elle a dû être arrêtée plus d'un mois et demi. "Il y a des endroits dans le chemin où le portable ne capte même pas, insiste Dorothée. S'il m'arrive quelque chose en hiver, je peux mourir de froid", craint cette femme qui doit souvent prendre son poste d'aide-soignante à 6 heures à l'hôpital de Sospel. "Si tu te foules une cheville, c'est fini. A la moindre blessure, on ne peut plus rien faire, on est cloués chez nous", se désole aussi Ludovic Tallarida, qui emporte toujours une trousse à pharmacie dans son sac à dos.
Même lui, âgé de 30 ans, sait que le chemin tortueux peut être impitoyable. "L'été dernier, j'ai fait un malaise. J'ai cru que j'allais mourir, j'étais totalement sec. Ton corps te rappelle à l'ordre. Depuis, je ne pars jamais le ventre vide, jamais sans eau", explique le jeune papa, qui souligne que dans le hameau, la quasi-totalité des habitants ont plus de 50 ans.
"Les genoux morflent dans les descentes, atteste quant à elle Dorothée Demeuse, qui dit avoir de gros problèmes de dos et d'articulations. Mais on n'a pas le choix, on se bousille". Lorsque la route est tombée, elle pesait 44 kg. Fin décembre, elle n'en pesait plus que 38, et elle a arrêté de se peser depuis. "Mon mari a aussi perdu une dizaine de kg, assure-t-elle. Ça ne lui fait pas de mal, mais moi, il faudrait que j'arrête de maigrir maintenant."
Je me suis complètement esquinté le genou, je marche avec des anti-inflammatoires tous les jours.à franceinfo